samedi 15 juin 2013

Un “hommage au vétéran qui, selon certains érudits, compte peut-être vingt mille siècles d'existence” (Émile Bourquelot - XIXe s.- à propos du Grand Sphinx)

Une page, écrite avec lyrisme, par Émile Bourquelot (1824-1896) dans ses Promenades en Égypte et à Constantinople (1886) :


“Il est temps d'aller porter nos hommages au vétéran qui, selon certains érudits, compte peut-être vingt mille siècles d'existence. On devine que je parle du Sphinx. Nous passons sans nous y arrêter devant les Pyramides de Khefren et de Mycérinus, distantes d'une cinquantaine de mètres l'une de l'autre, et entre lesquelles on aperçoit les petites Pyramides aux teintes sombres et dont la plus remarquable est celle attribuée à la fille de Chéops.
Le terrain est mamelonné et raviné de tous côtés ; les pieds enfoncent profondément dans le sable incandescent dont la réverbération pourrait nous aveugler si nous n'avions pris la précaution de nous munir de lunettes aux verres enfumés.
Les Bédouins nous entourent et poussent l'obséquiosité jusqu'à nous prendre par les bras sous prétexte de guider nos pas mal assurés.
Enfin, dans une dépression du sol, on voit surgir la tête de l'animal symbolique dont la célébrité a traversé tant de siècles.
La première impression n'est pas très saisissante ; faute de point de comparaison qui fasse apprécier les proportions du colosse, elles apparaissent d'autant moins que la partie inférieure est enfouie dans le sable.
Un homme monté sur la tête semblerait un pygmée.
Le voilà donc ce fameux lion à tête humaine qui n'est autre chose qu'un rocher naturel, taillé et sculpté avec plus ou moins d'art.
Le lecteur ne sera peut-être pas fâché d'être renseigné exactement sur quelques dimensions. Ainsi, la face mesure 9 mètres, depuis le menton jusqu'au sornmet du front ; il y manque une portion du nez et des joues, ce qui ne contribue guère à l'embellir.
Pourtant, malgré ces défauts, le Sphinx, qu'on assure être l'image d'un dieu égyptien, a rencontré beaucoup d’admirateurs qui, ne pouvant s'extasier sur la beauté de ses traits horriblement ravagés, ont prétendu que la physionomie avait conservé une expression remarquable de gravité méditative et de mystérieuse sérénité, On a dit encore qu'il a toujours l'air d'attendre une réponse à ses questions.
En ce moment, il me paraît étonné de voir des Provinois contemplant son auguste personne.
Si le monstre s'avisait de profiter de l'occasion pour me proposer quelque énigme, j'avoue que je me trouverais fort embarrassé. J'ignore si, à l'exemple de son confrère grec, le Sphinx égyptien pousse la férocité jusqu'à dévorer les infortunés qui n'ont pu saisir le sens de ses rébus. Dans ce dernier cas, ma situation serait vraiment critique, et je n'aurais plus qu'à faire mon testament.
Le monolithe a dû être originairement peint en rouge, d'après quelques traces qui subsistent encore par places.
Je trouve à terre, gisant parmi divers débris, un petit morceau de revêtement de maçonnerie calcaire qu'on fut obligé d'appliquer sur le rocher pour en corriger certaines imperfections. J'ai tout lieu de supposer que ce fragment coloré provient de l'oreille. Je l'emportai sans scrupule, convaincu qu'il eût été inévitablement ramassé par un autre amateur, et que d'ailleurs sa disparition n'empêchera pas le Sphinx d'entendre encore bien des sottises.

Laissons-le à ses éternelles méditations...”

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